Pierre Lena, Universalia, Supplément scientifique annuel de l’Encyclopaedia Universalis

Il faut donc s'interroger sur la légitimité de la science à la télévision. La réponse tient en peu de mots : les émissions scientifiques ne peuvent pas avoir pour but de communiquer un savoir trop complexe, — au vocabulaire souvent ésotérique(1)'. L'image même, dont la richesse d'information fait la puissance, devient difficile à « lire » lorsqu'elle touche à la science. Les objets, les machines (postes de pilotage d'un avion moderne, fusée, radar...) sont souvent « illisibles » dans le contexte de l'attention télévisuelle. Les « images de la science » (images médicales, traces de particules élémentaires, objets géologiques ou astronomiques, cartes en fausses couleurs de l'environ­nement terrestre, images de synthèse fractales(2), etc.) ne sont pas lues de façon semblable par le scientifique ou le technicien qui en connaissent les codes et en apprécient l'utilité, et par le téléspectateur pour lequel elles s'apparentent plutôt à de l'art abstrait, avec sa beauté formelle mais inintelligible au premier abord. Le « donner à voir » est difficile, car les outils et les objets de la science sont aujourd'hui très complexes : un transistor ou un circuit intégré, une synapse(3)', une galaxie ne parlent pas d'eux-mêmes.
La présence de la science à la télévision doit d'abord permettre une activité d'éveil, de questionnement, d'appel à la curiosité. Il s'agit d'apprendre à regarder, d'élargir la vision du monde, d'appeler à s'émerveiller devant le réel le téléspec­tateur qui revient de son travail ou l'enfant prêt à enregistrer toute image. La télévision éducative et didactique, qui propose un réel apprentissage de connaissance, relève d'une tout autre logique, qui n'est pas le propos de cette brève synthèse.
Une des difficultés majeures consiste à rencontrer le public :
la crainte du didactisme(4) le fera volontiers fuir si on prétend lui apprendre quelque chose. L'art du détour s'impose. Là, les recettes ne manquent pas. Tantôt, on jouera sur le présentateur vedette — figure rassurante et fidélisante, conteur et bonimenteur —, qui est plutôt « du côté du public » par son ignorance que du côté des savants trop savants. Tantôt au contraire, ce sera l'homme-savant qui comptera, plutôt que son message : un prix Nobel et ses souvenirs d'enfance font monter l'audience. Le public est alors amené à découvrir non la science, mais d'abord ceux qui la font, et la façon dont ils s'y prennent pour la faire. En somme, c'est le processus de création à l'oeuvre qui fait de la science une histoire humaine, avec toutes ses bifurcations et ses à-peu-près, plutôt qu'un monument intemporel et inaccessible de la pensée comme soudain figée dans une vérité réservée à de rares initiés. Si les ressorts de l'activité scientifique ou technique sont aussi et surtout l'exercice de la pensée rationnelle et l'usage de l'outil mathéma­tique, le message télévisuel ne peut guère s'appuyer sur ce type de discours. Il lui faut pénétrer dans un univers symbolique propre au téléspectateur, adopter un vocabulaire simple sous peine de jeter aisément une poudre aux yeux séduisante mais volontiers mensongère, faire appel à l'émotion et au sens esthétique.

1. Difficile à comprendre, réservé aux spécialistes.
2. Dont la création ou la forme est réglée par une fragmentation.
3. Point de contact entre deux cellules nerveuses.
4. Démarche qui a pour visée d'instruire

 

Données

Pierre Lena (né en 1937) est astro-physicien et académicien  des sciences.