Exemple : Le marché du capital humain
Les entreprises se livreraient «une guerre des talents», répètent les spécialistes du management. Le propos semble incongru, en cette période de hausse alarmante du chômage, y compris pour les cadres qualifiés. D’autant que cette prétendue guerre est invisible, immatérielle. Michel Ferrary, professeur à l’université de Genève et chercheur associé à Skema, a eu l’idée d’utiliser le réseau sociâl Linkedln pour dresser la carte des terrains d’affrontements, quantifier les forces en présence et les mouvements de troupes. Dans une publication présentée mercredi 13juin dans le cadre d’un séminaire de recherche à l’université de Grenoble, il illustre sa méthode en prenant les exemples de deux catégories d’entreprises nécessitant une main-d’œuvre très qualifiée. Les sociétés technologiques de la SiliconValley californienne, d’une part, et les quatre grands acteurs du conseil et de l’audit, les Big Four, d’autre part. « En 2011, plus de 4000 des 31 000 salariés de Google, inscrits sur le réseau social Linkedln, travaillaient auparavant pour des concurrents de Google dans la Silicon Valley. L’étude des flux de personnes entre chacun des acteurs montre que Google a attiré plus de talents qu’il n’en aperdus au détriment de toutes les autres entreprises, à l’exception de Facebook », précise M. Ferrary. Pendant ce temps, Yahoo! suivait le chemin inverse. Les difficultés de cet « ancêtre » des moteurs de recherche provoquent la fuite de ses développeurs. Deux mille anciens salariés de Yahoo! inscrits sur Linkedln travaillent désormais pour des concurrents; et Yahoo! a systématiquement perdu plus d’employés au profit de ses concurrents qu’il n’en a gagnés. La perte d’attractivité enclenche un cercle vicieux. L’analyse des flux de personnels entre les quatre grandes sociétés de conseil et d’audit intrigue également. KPMG n’a que des flux négatifs vis-à-vis’ de ses trois concurrents. C’est-à-dire que ce Big Four perd plus de cadres inscrits sur Linkedln, qui rejoignent l’un des trois autres, qu’il n’en attire. Alors que KPMG est la société d’audit la plus recherchée par les étudiants en commerce et gestion (business administration), devant Pricewater House Coopers, Ernst &Young et Deloitte, selon le classement Universum, qui fait autorité en la matière. Les cadres confirmés modifient manifestement leurs appréciations au cours de leurs années de présence dans la firme. KPMG devient le plus mal classé des Big Four, selon le classement de Fortune des 100 meilleures entreprises où il fait bon travailler. Il est classique d’utiliser les fluctuations de chiffres d’affaires et les courbes des résultats nets pour analyser la santé des entreprises. Mais les flux d’effectifs entre concurrents sont un autre indicateur, estime M. Ferrary. « Les ressources-clés des entreprises se faisant concurrence dans l’économie du savoir ne sont plus la terre, les capitaux ou les actifs matériels. C’est le capital humain», ajoute-t-il. Il devient donc plus important de se concentrer sur la façon de faire la meilleure offre possible à ses employés qu’à ses clients, estime M. Ferrary. Car les produits, ou les services vendus ne sont que la conséquence de la qualité et de la motivation des salariés, qui s’exerce selon trois dimensions: financière, sociologique et psychologique. Dans le cas des entreprises de la Valley, l’aspect financier se résume à l’attribution d’actions. Elle est la meilleure façon d’attirer des cerveaux. Mais la fierté de travailler pour une société connue et reconnue pour ses prouesses technologiques, et pour ses actions en matière de responsabilité sociétale, est aussi une composante sociologique, importante. L’autonomie accordée aux salariés, la reconnaissance de leur travail et la recherche d’un maximum d’égalité entre collaborateurs constituent la troisième dimension, psychologique, essentielle à la motivation. «Les sociétés les plus attirantes excellent dans ces trois dimensions », explique M. Ferrary: Elles rivalisent d’innovations managériales pour améliorer leur offre à leurs salariés. Tout comme les entreprises de la génération précédente rivalisaient d’innovations pour améliorer leur offre de produits et services pour leurs clients.
ANNIE KAHN le Monde juin 2012